La
saga des Lifting Bodies |
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II.
Les sans papiers du desert |
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Création/Mise à jour : 20/08/2003 |
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A l’époque donc, où la censure de la guerre froide sévit encore, si les médias saluent les héros qui présentent un visage lisse aux caméras, ces derniers se rebiffent sérieusement. Le premier pilote a avoir atteint Mach 2, Scott Crossfield, l’un des tous meilleurs avec Yeager, y est pour beaucoup. Il arrose l’administration de contre-rapports, dénonçant l’incurie qui règne et qui bloque les avancées technologiques : son coup d’éclat, le choix délibéré de quitter la NACA en 1955 pour devenir pilote du X-15 y est pour beaucoup. Sans lui, et sa réaction d’orgueil, la future NASA et le centre d’Edwards ne serait peut être pas devenu ce qu’il est : un centre d’essais où les pilotes, avant tout, sont à l’honneur. Son exemple a fait très vite tâche d’huile parmi les pilotes, mais aussi les techniciens. Et au regard des freins bureaucratiques de l’administration US, on peut aujourd’hui affirmer tout de go que l’équipe de joyeux lurons qui réalisa ces fameux appareils laminèrent littéralement ses coupeurs de formulaires en quatre. En imposant par leur enthousiasme et les dons innés pour le bricolage, des solutions simples à des problèmes ardus, uniquement munis de gommes, de crayons de règles à calcul, de beaucoup de jugeote, et d’une bonne dose d’huile de coude et de navigation… au fond de la caisse à outils. C’est la revanche des mécaniciens sur les bureaucrates, des hommes qui se cachent derrière les machines sans âme. The right and the wrong stuff. Ou comme le dit si bien Chuck Yeager, l’accord parfait entre les pilotes (Right Stuff) et les mécaniciens (Real Stuff). Une cinquantaine d’années après, ils étaient les dépositaires de la foi dans l’objet volant qui animait les frères Wright, Curtiss ou Santos Dumont. En forgeant un projet de a à z, sans nécessairement engloutir ce qui avait été englouti dans le gouffre de la conquête de la lune. |
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Prosaïquement, en allant chercher les boulons qui manquent au magasin du coin (presque, nous sommes quand même au bord du désert !), sans nécessairement attendre la réponse de l’administration, les retours de formulaires tamponnés et les fiches en plusieurs exemplaires. En détournant, en réalité, la bureaucratie américaine, finalement pas très éloignée de sa rivale soviétique. En contournant allégrement les arcanes administratives, un frein à leur imagination débordante. Ils firent surtout avec les moyens du bord : du contreplaqué, des cornières d’aluminium et des sandows, façon début de l’aviation… les vrais descendants de Blériot ou de Voisin sont bel et bien là. A bricoler sans engloutir des crédits faramineux. Car l’aventure lunaire décidée par Kennedy absorbe alors tous les budgets de recherche. Au point qu’elle cessera, non pas faute de combattants ni d’armes : il restait en 1972, après Apollo XVII, des Saturn V (deux exemplaires complets) et un contingent de cosmonautes en réserve. Mais faute de dollars, une fois l’astre conquit, entraînant avec elle l’URSS, qui n’a pu suivre le rythme : désormais on parle station spatiale orbitale. Et on pense déjà à une navette pour l’aller-retour. Car ce qui coûte le plus cher, c’est la perte de la fusée à chaque fois et l’infrastructure de récupération de la capsule spatiale. Mais pour l’instant, en 1962, on n’a aucune idée de comment rentrer dans l’atmosphère autrement qu’en plongeant balistiquement comme un obus. Bref, si la navette spatiale est devenue ce qu’elle est, et si, surtout, elle rentre à bon port comme un avion classique, on le doit à cette poignée de fêlés et de doux dingues… qui ont fait preuve pendant une bonne douzaine d’années d’une passion pour l’aviation hors du commun. Voici l’histoire de cette décennie étonnante, ou apparurent dans le ciel une succession étrange d’appareils tous aussi bizarres les uns que les autres. Mais reposant sur le même concept, celui de « corps porteur », ou « lifting body ». |
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Hors normes, et donc pas trop officiel : Dès le début, le programme des fers à repasser volants ne pouvait qu’être hors norme… et donc pas trop officiel. Il le resta le même longtemps : les revues les plus populaires, tel que l’inévitable Popular Mechanics, le « Système D » national, qui mêlait étonnamment dans ses colonnes conquête spatiale, jardinage, automobile, bateau… et recettes d’entretien de la maison, n’en parla qu’à demi-mot, et non sans moquerie. Il faut en effet attendre janvier 67, soit cinq ans après le début des essais réels pour qu’un schéma apparaisse dans son édition française, évoquant le largage d’un B52 du M2F2, avec ce commentaire savoureux « la cellule de sustentation sans aile dont on dit qu’elle a l’angle de plané d’une brique a été essayée avec succès en juillet dernier. La cellule pèse 2800 kg et pourrait servir un jour au retour dans l’atmosphère après un vol spatial ». « Un jour, une brique » : les rédacteurs ne paraissent pas vraiment convaincus de la viabilité du projet !
L’exemplaire relate deux pages avant le rendez-vous (une nouvelle fois difficile) de l’espace entre la capsule Gemini 10 et la fusée Agena. Un an auparavant, Gemini 8, avec à son bord Neil Armstrong avait bien failli ne pas revenir, entraîné dans une spirale de la mort. Sa sortie manuelle acrobatique fit d’Armstrong un prétendant certain au candidat pour la première place du rang des cosmonautes, celui qui mettrait à coup sûr en priorité le pied sur la Lune. Pas de quoi vraiment rassurer l’américain moyen, qui craint toujours que les russes lui brûlent une nouvelle fois l’herbe sous le pied, après le feu d’artifices et de premières spatiales soviétiques qui durent alors depuis cinq années, sans interruption. |
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Les américains sont à cette époque laminés. Il a fallu appeler à la rescousse Von Braun, l’un des savants allemands récupérés à la hâte en 45, à Peenemünde, pour que son bricolage de dernière minute ne mette en orbite, le 1er Février 1958 le premier satellite US, un long crayon de 2,03 m de long sur 15 cm de diamètre, pesant…14 kilos seulement. Il découvre du même coup la ceinture de radiation prévue par l’astrophysicien James A. Van Allen, qui lui lègue son nom.. L’Amérique s’estime vengée… enfin, un peu. Car depuis le 12 avril 1961, un certain Youri Gagarine les a mortifiés un peu plus. Les Russes savent déjà mettre 5 tonnes en orbite ! Pire encore : la CIA annonce à Kennedy qu’à Moscou, la bataille fait rage auprès de Kroutchev pour obtenir le feu vert pour une gigantesque fusée… lunaire. Le rapport est alarmant : c’est Korolev, qui tient la corde pour l’instant : sa fusée s’appelle la N1, elle fera 105 mètres de haut pour 2735 tonnes (pour 80 tonnes satellisées), et elle devrait être prête dès 1965 !. La CIA insiste : des photos ramenées par les satellites espions tous neufs, les Ferret et Samos, -le U2 de Gary Powers a été descendu l’année précédente- indiquent qu’un gigantesque complexe spatial est en construction à Baïkonour. Dans la décision de lancer la course à la Lune, prise par Kennedy, le rapport de la CIA pèsera lourd : à cette époque, c’est le 7ième, sujet seulement, dans l’ordre des préoccupations présidentielles, tout occupé en 1962 à résoudre la crise de Cuba. A Cuba, justement, où, le 4 octobre 63, la cosmonaute Valentina Tereshkova lâchera même le morceau : il y aura bien un soviétique sur la lune, et pour l’instant, c’est Gagarine qui représente les meilleures chances de mettre le premier le pied sur notre satellite ! Johnson, qui remplace Kennedy, assassiné, maintient sans sourciller le gigantesque projet Apollo-Saturn V, qui focalise toute l’industrie et toute la recherche américaine. Qui met les bouchées doubles, craignant toujours les russes. Dès 1965, le projet est prêt… à 50%, et à 90% dès 1967. |
Sources : Auteur de ce dossier : Didier Vasselle |
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